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« CumEx Files » : « Le droit fiscal est si compliqué que les administrations peinent à l’interpréter »

Comment 55 milliards d’euros ont-ils pu être subtilisés aux Etats en quinze ans ? Les enquêteurs du « Monde » ont répondu à vos questions.

Le Monde

Publié le 18 octobre 2018 à 13h05, modifié le 18 octobre 2018 à 13h50

Temps de Lecture 6 min.

Le Monde, avec dix-huit médias européens, révèle que 55 milliards d’euros ont été subtilisés à plusieurs Etats en quinze ans, notamment par des banques françaises. Anne Michel, Jérémie Baruch et Maxime Vaudano, les journalistes du Monde ayant travaillé sur l’enquête, ont répondu aux questions des internautes jeudi matin, après la révélation du scandale.

Que veulent dire « cum cum » et « cum ex » ?

Ce sont deux schémas d’optimisation et de fraude sur les dividendes, qui sont baptisés à partir des locutions latines cum (« avec ») et ex (« sans »). Celles-ci font référence aux périodes lors desquelles les actions boursières sont échangées par les tradeurs : avec ou sans dividende. Le « CumEx », c’est de la fraude. Le « CumCum », c’est de l’optimisation.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi ce scandale financier se différencie des précédentes révélations auxquelles a participé « Le Monde » (Panama et Paradise Papers, etc.) ?

Ici, pas de paradis fiscaux ni de sociétés-écrans. L’argent n’était pas dissimulé à l’étranger. Le scandale s’est déroulé sur les marchés financiers européens. Des fonds d’investissement et des banques ont utilisé les failles des législations fiscales pour jouer sur l’impôt sur les dividendes. Dans le meilleur des cas, ils ont réussi à ne pas le payer. Dans le pire, ils en ont fait une source de profits en obtenant des remboursements d’impôts qu’ils n’avaient pas payés. Contrairement aux scandales liés à la finance offshore, ce type de fraude et d’évasion fiscales n’était pas dans le viseur des autorités.

Pourquoi parlez-vous de casse et pas de fraude fiscale ou d’optimisation fiscale ? En quoi s’agit-il ici d’un vol ?

Cette enquête comporte deux volets :

  • d’un côté, la fraude (qu’on appelle « CumEx »), avec des financiers qui ont littéralement volé de l’argent dans les caisses des Etats en réclamant des crédits d’impôts indus ;
  • de l’autre, l’optimisation fiscale, avec des financiers (parfois les mêmes) qui ont mis en place des schémas pour contourner l’impôt sur les dividendes.

Certains pays européens ont été touchés par la fraude (Allemagne, Danemark, Belgique, Suisse, Autriche…), tous le sont par l’optimisation. Mais les techniques employées sont à peu près les mêmes, et le résultat est identique : de l’impôt en moins pour les Etats.

Comment avez-vous évalué le montant du préjudice ?

Nous avons agrégé, pour la première fois, les pertes subies par les différents Etats européens à cause de ces pratiques. Notre estimation, très prudente, est d’au moins 55 milliards d’euros d’argent public perdu depuis 2001. Ce chiffre inclut plusieurs volets, que nous avons détaillés dans cet article.

En France, il n’existe pas d’estimation officielle des pertes fiscales liées à l’optimisation des dividendes. Nous avons donc utilisé la méthode de l’universitaire allemand Christoph Spengel, spécialiste du sujet, qui a produit des chiffrages pour l’Allemagne. Cela nous conduit à un coût potentiel de 3 milliards d’euros par an pour la France.

A quoi correspondent 3 milliards sur un budget annuel de dépenses publiques ?

C’est un peu plus que le coût annuel du « plan contre la pauvreté » présenté par le gouvernement en septembre (2 milliards), et un peu moins que le coût des baisses d’impôts accordées par Emmanuel Macron aux ménages les plus aisés en début de quinquennat (4,5 milliards). Pour vous donner quelques repères, cela représente 45 euros par Français ; l’ensemble des recettes fiscales françaises sur une année s’élève à 1 000 milliards.

« CumEx Files » : Article réservé à nos abonnés l’histoire secrète du casse du siècle
« CumEx Files ».

Comment se fait-il que le gouvernement n’ait pas remarqué qu’il y avait une faille dans le système, à part ces escrocs financiers ?

En Allemagne, le gouvernement n’a pas tenu compte de multiples alertes, et n’a véritablement pris conscience du problème qu’à la mi-2011, grâce à une inspectrice des impôts de Bonn qui a découvert l’arnaque. La loi a changé au début de 2012 et, en parallèle, plusieurs enquêtes judiciaires ont été ouvertes outre-Rhin pour appréhender les fraudeurs et récupérer éventuellement l’argent.

En France, le problème est différent. Il porte sur des pratiques d’optimisation fiscale agressive, qui se situent à la limite de la légalité. Nous avons contacté le fisc, qui nous a expliqué être au courant du problème, sans fournir d’estimation des pertes fiscales. Si l’administration arrivait à prouver que certains schémas avaient pour seule vocation d’éluder l’impôt, alors ils pourraient être considérés comme illégaux, et sanctionnés.

Quelles sont les banques françaises impliquées dans ce scandale ?

Les trois plus grandes banques françaises ont participé, à divers degrés, aux schémas frauduleux de « CumEx » en Allemagne : Société générale, BNP Paribas et Crédit agricole. Les deux premières ont fait l’objet de perquisitions en France et ont dû répondre aux enquêteurs allemands, mais il est trop tôt pour savoir si elles risquent des poursuites, et à quel titre.

Seule la Société générale a déjà fait l’objet d’une condamnation dans ce dossier, en avril 2018, pour un schéma de « CumEx » auquel elle avait participé. La banque a fait appel.

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Par ailleurs, nous avons découvert que les banques françaises participaient aussi à des schémas d’optimisation fiscale de dividendes au détriment de la France.

Si je comprends bien, silence côté politiques ? Je serais curieux de savoir comment l’événement est perçu par les différents partis.

Nous révélons à peine le scandale. Nous sommes nous aussi curieux d’observer la réaction des politiques. Ce que nous savons, c’est que les ministres de l’économie et des finances qui se sont succédé n’ont visiblement pas été alertés du problème. C’est ce que nous ont dit Michel Sapin et Christian Eckert. Gérald Darmanin, l’actuel ministre de l’action et des comptes publics, ne nous a pas répondu.

Comment se fait-il que la fraude ait pu « voyager » entre pays européens pendant aussi longtemps (2008-2017) ? Pourquoi les autorités fiscales ne se transmettent-elles pas les informations pour action immédiate ?

C’est un des gros problèmes que nous avons désignés dans l’enquête : la coopération entre Etats en matière de fiscalité reste poussive, même si elle a progressé ces dernières années à la faveur des précédents scandales d’évasion fiscale, comme les LuxLeaks (2014) ou les « Panama papers » (2016). Pour vous donner un exemple, le Danemark a été touché par la fraude du « CumEx » entre 2012 et 2015, parce qu’il n’avait pas été prévenu de ce risque par l’Allemagne (qui l’avait détectée dès 2011).

« CumEx Files ».

Dans le cadre du « CumCum« , il s’agit donc d’une pratique d’optimisation « légale » qui découle d’un accord avec Dubaï. Pouvez-vous expliquer l’origine de cet accord, les contreparties pour la France ? Pourquoi la France a-t-elle accepté ce « cadeau » fiscal ?

La convention fiscale France-Emirats arabes unis est effectivement très favorable en ce qui concerne les dividendes : les Emiratis sont taxés à 0 % ! Cela explique que beaucoup de financiers en ont profité pour faire de l’optimisation. Ces conventions sont le résultat de négociations politiques, qui peuvent prendre en compte des enjeux diplomatiques et économiques (elles sont censées faciliter les échanges économiques).

Les failles de fonctionnement qui ont permis cette fraude ont-elles été corrigées, à votre connaissance ? Peut-on envisager des sanctions exemplaires à ce moment de l’enquête ?

En Allemagne, la faille légale est censée avoir été comblée en 2012 (pour le « CumEx« , version frauduleuse) puis en 2016 (pour le « CumCum », version moins « agressive »). Pourtant, nos confrères allemands ont obtenu des documents très récents prouvant que de telles pratiques sont encore possibles en Allemagne.

En France, le « CumEx » est techniquement impossible depuis la suppression de l’avoir fiscal, en 2005, mais les pratiques d’optimisation (« CumCum ») restent possibles, et très répandues, même si un arrêt du Conseil d’Etat (2015) a eu pour effet de requalifier certains schémas en fraude.

C’est un scandale d’Etat : pourquoi le système d’impôt laisse-t-il autant de place à la fraude, ne peut-on faire des textes clairs ?

Dans une économie mondialisée où les flux financiers circulent librement, il est très compliqué d’aboutir à des législations claires et efficaces, car un Etat seul ne peut pas régler tous les problèmes. Les financiers savent très bien repérer les failles. En outre, le droit fiscal est devenu tellement compliqué que les administrations fiscales elles-mêmes peinent à en faire des interprétations claires. En Allemagne, on sait que l’industrie des fiscalistes et des banques a largement influencé les différentes lois, qui ont rendu possible la fraude du « CumEx ».

En France, le problème est le suivant : les techniques utilisées par les tradeurs (prêter, acheter ou vendre une action pour une courte durée) ne sont pas illégales en soi, c’est la finalité fiscale qui peut l’être. Mais elle est très difficile à prouver. Et le fisc français doit composer avec ce problème.

Cela dit, il arrive souvent que la révélation publique de scandales conduise le législateur à modifier ou préciser la loi, pour mettre hors jeu les fraudeurs et rendre certaines pratiques illégales.

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