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Comment la Suisse veut devenir la « crypto-nation »

LES ECHOS WEEK-END - En moins de cinq ans, la petite ville suisse de Zoug est devenue une capitale des monnaies virtuelles. Ni le krach du bitcoin ni l'hostilité des banques centrales n'ont entamé la foi des centaines de startuppeurs qui s'y sont installés, convaincus de bâtir l'économie du futur.

Zoug se veut et se présente comme l'un des hubs les plus performants, voire comme la capitale mondiale des monnaies virtuelles.
Zoug se veut et se présente comme l'un des hubs les plus performants, voire comme la capitale mondiale des monnaies virtuelles. (Herbert Zimmermann)

Par Raphaël Bloch

Publié le 21 févr. 2019 à 08:35Mis à jour le 25 févr. 2019 à 10:03

Le lac de Zoug aussi a un jet d'eau mais, ce n'est pas faire insulte à la petite ville que de le dire, il ne peut guère rivaliser avec celui de Genève. Une vaguelette qui submerge son socle, et le voilà qui mollit presque comiquement. En ce matin d'hiver, les nuages qui stagnent au-dessus de l'étendue d'eau masquent les montagnes alentour. Dans cette ambiance cotonneuse, personne en vue. La place de La Poste, à un jet de pierre de la tour de l'horloge du XVe siècle, est vide. Seule une Porsche vient percer le silence du matin. À l'angle du café Plaza, le bolide accélère sur Bahnhofstrasse, l'une des principales rues de la bourgade de 30.000 âmes. Ses pétarades s'entendent à des centaines de mètres. Puis plus rien.

« Drôle de coin, n'est-ce pas ? » s'amuse Hany Rashwan, sac à dos sur l'épaule. Un an après son installation, l'entrepreneur de 28 ans, arrivé très tôt par le train de Zurich, assure toutefois qu'« on s'y fait », la tête levée vers le ciel plombé. Tout en sirotant un chocolat liégeois, l'Américain d'origine égyptienne, qui fait régulièrement de grands écarts entre la trépidante New York et cette retraite lacustre, se dit très satisfait de son choix d'installer ici sa société. Amun - du nom du dieu égyptien Amon, en anglais - permet d'investir dans des actifs numériques basés sur des monnaies virtuelles.

« Des actifs comme les autres »

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Hany Rashwan a prospecté auparavant une dizaine de pays, a un brin hésité : « Quand vous passez de Manhattan à ici, ça fait un choc. » Mais l'ancien trader est parvenu à cette conclusion : c'est à Zoug que les choses iraient le plus vite dans le bitcoin et les cryptomonnaies. De fait, la jeune pousse a lancé fin 2018 à la Bourse de Zurich un produit financier notamment indexé sur le bitcoin, un beau succès en forme de première mondiale. Grâce à Amun, qui possède un bureau à Zurich en face de la quatrième Bourse d'Europe, « les cryptomonnaies deviennent des actifs comme les autres », souligne l'homme d'affaires dans ce qui ressemble à un manifeste.

Hany Rashwan, patron d'Amun.

Hany Rashwan, patron d'Amun.Herbert Zimmermann

Ce manifeste, toute la ville est prête à le signer. En dépit de la violente correction subie par le bitcoin depuis plus d'un an - il tourne autour de 4.000 dollars, alors qu'il a presque atteint les 20.000 dollars en décembre 2017 -, Zoug se veut et se présente comme l'un des hubs les plus performants de la planète. Certains la voient même comme la capitale mondiale des monnaies virtuelles et de la blockchain, la technologie décentralisée qui les sous-tend.

Le canton, déjà connu depuis plusieurs décennies pour sa fiscalité très accommodante, qui a attiré des négoces en matières premières et notamment en pétrole, de grands groupes pharmaceutiques et des millionnaires comme le tennisman allemand Boris Becker, s'est trouvé un tout nouveau surnom au parfum californien, la « Crypto Valley ». Pas mal pour une région restée jusque dans les années 60 une poche de pauvreté dans un pays de plus en plus prospère. Le récent krach du bitcoin ne change rien à ses immenses possibilités, assurent les centaines d'investisseurs, développeurs et ingénieurs qui travaillent dans cette industrie en effervescence. Il aurait même le mérite de séparer le bon grain de l'ivraie.

La Confédération se rêve en Crypto-nation

Cette nouvelle spécialisation a le soutien explicite des autorités fédérales helvétiques, qui ne peuvent que constater la pression générale, notamment des voisins de l'Union européenne, vers une plus grande transparence financière. La Suisse sait qu'elle doit se trouver des relais de croissance au-delà de la gestion de la fortune des ultrariches, de même que l'Arabie saoudite prépare l'après-pétrole. Début 2018, le ministre de l'Economie, Johann Schneider-Ammann, a ainsi déclaré que son pays devait devenir la « crypto-nation ». Un slogan repris très volontiers à son compte par l'actuel président de la Confédération, Ueli Maurer.

Concrètement, à Zoug, sur certains commerces sont apparus des symboles de cryptomonnaies. « Ici le bitcoin est accepté », affiche une boutique en face du géant bancaire suisse UBS. Sur l'ancienne poste sont scotchés deux gros symboles de cryptomonnaies : le B de Bitcoin et le double triangle inversé d'Ethereum, les deux principaux protocoles informatiques de l'univers de la blockchain. Sur la porte de la mairie, dans la vieille ville aux façades bigarrées, un sticker proclame : « Vous pouvez payer vos impôts en bitcoin. ». Les taxes locales, du moins : c'est possible depuis 2016.

C'est un maire social-démocrate, Dolfi Müller, en fonction de 2007 à 2018, qui a jeté les bases de cette success-story. Dans son bureau en bois du sol au plafond, le dynamique édile sexagénaire se rappelle : « Au départ, on nous a pris pour des fous, mais les cryptomonnaies sont une formidable opportunité. On a attiré des investisseurs, des entrepreneurs, on s'est diversifié au-delà de nos activités historiques comme le trading de pétrole… Un maire travaille pour le présent et aussi pour l'avenir. Regardez Internet, ça a bouleversé l'économie à l'échelle mondiale, la blockchain et les cryptomonnaies vont faire la même chose. » Dolfi Müller a été très tôt sensibilisé à cet univers encore balbutiant par un développeur trentenaire d'origine danoise, Niklas Nikolajsen, qui a quitté Credit Suisse pour fonder sa société Bitcoin Suisse en 2013.

L'ancien maire de Zoug (2007-2018), Dolfi Müller.

L'ancien maire de Zoug (2007-2018), Dolfi Müller.Herbert Zimmermann

Sur la base de ses intuitions, la ville a été très claire sur la façon dont elle comptait traiter - bichonner, en fait - les entreprises actives dans les cryptomonnaies. La définition précoce d'un cadre accueillant et un impôt sur les sociétés pour le moins modeste, de l'ordre de 12 %, ont attiré un acteur promis à un grand avenir : Ethereum. La société, lancée officiellement à Zoug en 2014, est aujourd'hui l'un des Gafam de la blockchain. « Ethereum a été un don du ciel pour Zoug », sourit Dolfi Müller, qui confie pourtant ne pas avoir « un souvenir très clair » de sa première rencontre avec les deux fondateurs canadiens, Vitalik Buterin, d'origine russe, et Joseph Lubin.

Les deux hommes se rappellent en revanche très bien leur voyage en Suisse en 2014. Joe, de passage de Paris, look d'adolescent malgré sa cinquantaine bien entamée, assure qu'« on s'est compris très vite avec la municipalité et le canton ». La forte décentralisation de la Suisse, qui recourt beaucoup à la démocratie directe pour de nombreuses décisions, s'accorde très bien à la logique décentralisée et libertaire de la blockchain.

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Ethereum a connu un succès gigantesque grâce aux levées de fonds en cryptomonnaies (Initial coin offering, ICO). « C'est la grande spécificité d'Ethereum », explique Joseph Lubin, également patron de ConsenSys, en soulignant l'importance du travail de Vitalik Buterin, son cadet de trente ans. Le jeune surdoué, considéré comme un alien dans le milieu, a travaillé pendant deux ans quasiment seul sur la création d'Ethereum avec le soutien financier de Peter Thiel, l'un des fondateurs de PayPal.

L'infrastructure développée par les deux hommes permet aux entreprises, quelles qu'elles soient, de se financer directement via la blockchain. Cette méthode de levée de fonds consiste à émettre des actifs numériques échangeables contre des cryptomonnaies durant la phase de démarrage d'un projet. Ces actifs numériques sont appelés tokens (jetons, en français), qui ne sont pas - attention - des parts dans l'entreprise émettrice, mais plutôt une avance sur les services attendus.

Cette technique d'émission de tokens numériques est tout bonnement révolutionnaire. « Il y a encore quelques années, il n'y avait que deux manières de lever des fonds pour des start-up : vendre une part du capital, le private equity, ou alors faire un emprunt à la banque. Maintenant, il y en a une troisième », se réjouit Théophile Mounier, directeur financier de la start-up lausannoise LakeDiamond, qui produit des diamants en laboratoire pour des applications industrielles et a elle-même lancé une ICO en 2018.

Le krach du bitcoin vite oublié

Les levées de fonds en cryptomonnaies ont vite explosé, entraînant un décollage de l'infrastructure Ethereum et de sa cryptomonnaie. Lancé en 2014 sur la base d'une équivalence de 1,24 dollar, l'ether a atteint les 1.400 dollars en janvier 2018, faisant mécaniquement de Lubin et Buterin (24 ans à l'époque) deux heureux milliardaires. Dans la foulée du krach du bitcoin, la deuxième monnaie virtuelle du marché est certes retombée à 145 dollars, mais cela représente encore une appréciation de plus de 8.000 % sur cinq ans, avec une valorisation - une masse monétaire, en quelque sorte - de plus de 13 milliards de dollars. L'infrastructure fédère aujourd'hui 300.000 développeurs.

L'ancienne Poste de Zoug, reconvertie en espace de co-working crypto.

L'ancienne Poste de Zoug, reconvertie en espace de co-working crypto.Herbert Zimmermann

Attirées par cette performance, de nombreuses entreprises « crypto » ont mis les voiles vers la Suisse pour mener leur propre ICO. Zoug a reçu des milliers de candidatures et accueilli plus de 500 projets, au-delà du seul secteur financier. Devant cet afflux de talents et de sociétés, le gendarme boursier suisse (Finma) a pris dès 2015 la décision de donner un cadre légal au secteur. Il s'agissait pour lui de faciliter l'implantation des start-up crypto dans la Confédération sans ouvrir la porte à de nouveaux blanchiments d'argent sale, comme ceux qui ont pu ternir l'image des établissements financiers traditionnels dans les décennies précédentes.

Certaines des plus grosses ICO mondiales ont été réalisées à Zoug, comme celle du français Tezos. En 2016, la start-up d'Arthur Breitman, qui se propose de créer une nouvelle monnaie virtuelle plus économe d'un point de vue énergétique que le bitcoin ou l'ether, a ainsi récolté 232 millions de dollars en quelques semaines - c'était alors le record absolu. Même si la mode des ICO est retombée ces derniers mois, le secteur a levé l'an dernier plus de 10 milliards de dollars, dont 1 milliard rien qu'à Zoug. À elles seules, les start-up de la ville ont récolté plus de fonds sur la blockchain que toute l'Europe continentale réunie.

Surtout, l'écosystème s'est organisé - il bénéficie de la coordination de la Crypto Valley Association. Depuis 2013, la structure fondée par Johann Gevers, une star locale, sert de guichet pour les entrepreneurs. Elle aide les jeunes pousses dans toutes leurs démarches, jusqu'à la rédaction de leurs statuts. L'association organise aussi de nombreuses soirées au cours desquelles des patrons « pitchent » leur projet. Une opportunité que Brian a pu saisir. Un soir où nous séjournions sur place, cet Irlandais a présenté aux investisseurs réunis dans le salon rouge du Parkhotel, bondé, son projet de WhatsApp crypto, baptisé Talketh. En vingt minutes, mission accomplie : plusieurs personnes veulent prendre un ticket. « Quelques dizaines de milliers de dollars », souffle un investisseur, un pin's « bitcoin » agrafé au veston.

La gare de Zoug située au centre de la ville.

La gare de Zoug située au centre de la ville.Herbert Zimmermann

Au fil des mois, les start-up crypto ont poussé comme des champignons sur Dammstrasse, l'une des principales rues du « quartier d'affaires » de Zoug. Chaque jour, la gare, véritable poumon de la ville, déverse des milliers de travailleurs dans la bourgade, en provenance de Zurich ou de Lucerne, situées à moins de 30 minutes en train. Une part croissante de ces jeunes pousses appartient à la Crypto Valley, qui représente « entre 500 et 1 000 emplois », s'enthousiasme Dolfi Müller.

Le Crypto Valley Lab en accueille un large contingent. Situé en face des bureaux du cabinet KPMG, il est comparable à la Station F parisienne - en plus petit. L'incubateur spécialisé, lancé en 2016 par Mathias Ruch, héberge une vingtaine de jeunes sociétés sur quatre étages. Passé par le capital-investissement, Mathias Ruch a d'abord créé un espace de coworking, avant de passer aux choses sérieuses : depuis près de quatre mois, le sémillant quadra dirige également un fonds de capital-investissement doté de plusieurs millions de francs suisses, le Crypto Valley Venture Capital (CVVC). Mathias Ruch et ses associés n'auraient pas pu investir dans les start-up il y a encore deux ans.

Vers une tokenisation de l'économie ?

Désormais, les choses sont plus faciles. Avec la baisse des cours, le marché s'est professionnalisé. « C'est compliqué de révolutionner le monde à 25 ans avec un projet qui tient sur cinq pages », ironise Mathias Ruch. Il espère aider à l'émergence d'un des futurs géants de la tech. Un de ses « bébés » pourrait y contribuer : la banque Seba Crypto AG. Son fondateur, Guido Buehler, ancien d'UBS, petites lunettes rondes vissées sur le nez, a levé près de 100 millions de dollars en 2018 et veut encore accélérer l'essor du secteur : « L'écosystème existe, mais il manque les financements. »

Car la finance traditionnelle fait la fine bouche - après tout, tous ces jeunes gens essaient de lui voler son métier. Et si les ICO deviennent la règle, le capital-investissement peut se faire du souci. Même la banque cantonale locale n'est pas très accueillante. Les projets blockchain sont encore tabous. « Aucune banque traditionnelle ne peut prendre le risque de se lancer publiquement sur ce marché », relève un banquier de Genève. Seuls pour l'instant des établissements alternatifs comme la Falcon Private Bank ou Swissquote, la plus grosse banque en ligne helvétique, soutiennent des projets d'ICO.

Mathias Ruch, patron de Crypto Valley Venture Capital (CV VC).

Mathias Ruch, patron de Crypto Valley Venture Capital (CV VC).Herbert Zimmermann

Le pari de Seba, Amun, et finalement de toutes les autres start-up de Zoug, c'est la généralisation du principe de la blockchain à toute l'économie. « Dans les décennies qui viennent, tout sera tokénisé », prédit Joseph Lubin. Alexis Roussel, patron de Bity, une start-up basée à Neuchâtel s'en réjouit : « Que vous soyez une boulangerie, un magasin de jouets ou une banque, aujourd'hui vous pouvez lancer votre IPO sur la blockchain. »

Alors qu'une nouvelle génération de levées de fonds en cryptomonnaies est en train de naître, via des Security token offering (STO) qui permettent de détenir une partie du capital de la société émettrice, le vieux monde se rappelle toutefois au souvenir des zélotes de la vallée de Zoug. La Finma n'est plus aussi bienveillante que par le passé. Elle a ouvert de nombreuses enquêtes sur des ICO qu'elle soupçonne d'être liées à du blanchiment d'argent ou même des financements terroristes.

D'autres régulateurs, le gendarme boursier américain (SEC) en tête, ont également lancé des procédures en s'interrogeant sur le niveau d'information des investisseurs. Les autorités monétaires américaines et européennes, à Washington et Francfort, n'ont de cesse d'inviter les investisseurs à la plus grande prudence.

Début 2019, la Banque des règlements internationaux (BRI, la banque centrale des banques centrales) a clairement déclaré qu'à son sens, le compartiment crypto resterait une « niche », en raison « de la faible acceptation par les commerçants de détail, des questions de légalité, d'une meilleure compréhension par le grand public des risques liés, et enfin, sous certaines juridictions, d'interdictions pures et simples ». La Chine et la Corée du Sud ont prohibé les ICO. En vertu de la tradition séculaire de grande prudence des Suisses, peut-être devraient-ils plancher sur un plan B, juste au cas où la crypto-nation ne tiendrait pas toutes ses promesses.

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