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Économie

Voici pourquoi Facebook va échouer avec sa monnaie

INTERVIEW - L'un des plus grands économistes français, Michel Aglietta, est certain que Facebook va échouer avec sa monnaie, la Libra. Pour lui, l'avenir de la monnaie digitale passe par les banques centrales. 

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Michel Aglietta, professeur de sciences économiques à l'université de Paris-X Nanterre et membre du Conseil d'analyse économique, le 18 janvier 2012 à Paris

Le grand économiste français tacle la monnaie de Facebook. 

(c) Afp

Michel Aglietta est professeur émérite à l’Université de Paris-Nanterre et conseiller scientifique au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII). Il est notamment le coauteur de La Monnaie : Entre dettes et souveraineté, avec Pepita Ould Ahmed et Jean-François Ponsot (éditions Odile Jacob).

Challenges - Le projet de monnaie universelle de Facebook, la Libra, est-il une révolution dans l’histoire monétaire ?

Michel Aglietta - La Libra prétend être une e-monnaie parfaitement convertible en unités de compte officielles, ce qui la distingue radicalement des cryptomonnaies type Bitcoin. Si elle était nationale et si son émetteur respectait les mêmes règles que les banques, il n’y aurait pas de problème majeur. Le danger est qu’elle se prétend universelle et que son émetteur envisage de s’affranchir des règles publiques qui légitiment la monnaie.

Il faut inscrire cette initiative, dont personne ne peut affirmer qu’elle verra le jour, dans une histoire multimillénaire qui a vu s’affirmer deux caractéristiques fortes permettant de définir la monnaie. Elle est d’abord un bien public :  il n’y a pas de monnaie sans soutien de la puissance publique. Elle est ensuite un système de paiement. Le réseau doit être solide, tous les maillons, même le plus faible, doivent pouvoir tenir.

Concernant les systèmes de paiement, quel est l’impact des nouvelles technologies ?

Il est considérable. Mais ce n’est pas la première fois qu’une révolution technologique impacte la monnaie. La frappe de monnaie avec effigie du souverain, qui a marqué l’Antiquité, a par exemple remplacé la pesée du métal. Elle a donc autonomisé l’espace monétaire, c’est-à-dire l’espace de la valeur, du système pondéral. La propagation de la monnaie électronique depuis les années 1990 a de la même manière permis de considérablement accélérer et simplifier les échanges sans remettre en cause les règles des systèmes monétaires contemporains. Mais cette évolution va de pair avec le maintien d’un système unifié dans lequel chacun a confiance. Un système bancaire avec des dépôts garantis par les banques centrales a ainsi été mis en place depuis environ deux siècles. Ce modèle est toujours de mise.

Depuis la crise de 2008, il est donc encore possible de faire confiance au système bancaire ?

Lors de cette crise financière, les règlements interbancaires se sont effectivement retrouvés paralysés, mettant en péril tout le système. Il a fallu que les banques centrales interviennent, en faisant jouer leur prédominance légitime sous la forme du prêteur en dernier ressort, pour éviter la propagation d’un risque systémique, prouvant par la même leur utilité et le caractère incontournable de leur action. Elles n’ont pu le faire qu’en tant que dépositaire de la puissance publique.

Comment les banques centrales appréhendent-elles la montée en puissance des monnaies électroniques ?

L’évolution technologique permet de réduire les coûts de transaction, en réduisant le temps des transactions, favorisant du même coup l’essor de l’économie. C’est la raison pour laquelle les banquiers centraux ne sont pas hostiles par principe au développement des nouvelles technologies de paiement, même si le phénomène peut réduire les profits que les banques peuvent réaliser via l’inefficacité relative de la circulation de la monnaie. Car le délai entre l’initiation d’une transaction et son règlement a longtemps profité au système bancaire. Cette source de profit a tendance à se réduire puisque la technologie permet aujourd’hui de compresser ce "temps de la monnaie". La généralisation des cartes de débit, du paiement sans contact, de l’e-monnaie vont dans ce sens, ce qui permet de développer et suivre le gonflement des flux de paiements.

Considérez-vous que l’apparition des cryptomonnaies fait partie de cette évolution vertueuse ?

Certaines technologies qu’elles utilisent, comme la Blockchain le sont, puisqu’elles permettent d’accroître la sécurisation du système. Les banques utilisent d’ailleurs déjà cette technologie dans leurs activités de gros. Quant à la cryptomonnaie elle-même, je ne lui prédis pas un grand avenir sauf en tant qu’actif cantonné à la spéculation. En effet, la rigidité de son offre rend impossible la conduite de politiques monétaires, donc tout contrôle sur la macroéconomie. La conséquence est une indétermination de leur valeur en monnaie officielle.

Le Bitcoin est donc une arnaque ?

Un actif non convertible en une unité de compte fongible et garantie par un prêteur en dernier ressort n’est pas une monnaie. L’usager du Bitcoin est confronté à une incertitude radicale, ce qui obère par définition son avenir. Il s’ensuit que le Bitcoin favorise les transactions illicites dans ses usages. En outre, la Blockchain qu’il utilise est extrêmement coûteuse en énergie et en pollution.

La Libra de Facebook, elle, sera convertible grâce à un panier de devises…

Oui, le système tel qu’il a été présenté serait une monnaie électronique convertible en unités de compte officielles. Le problème est la confiance que les acteurs économiques peuvent avoir en un opérateur privé émettant une forme monétaire qui n’est liée à aucune monnaie nationale. Le lien à un panier est purement fictif dès lors que les rapports entre les devises constituantes ne sont pas régulés. Il peut en résulter d’énormes mouvements de capitaux, dès lors que la Libra se dévalue par rapport à certaines devises et se réévalue par rapport à d’autres. Il faudrait que les banques centrales maintiennent la stabilité des changes au sein du panier pour offrir une garantie. Pour que l’émetteur de Libra le fasse lui-même, il faudrait que l’émetteur dispose de réserves égales aux montant des transactions à garantir dans toutes les devises du panier et dans les bonnes proportions, ce qui ferait de Libra une "monnaie étroite" dont l’intérêt serait très réduit. Une autre "solution" serait l’assentiment des banques centrales émettrices des devises composant le panier comme prêteurs en dernier ressort. Cette dernière solution peut être adoptée au niveau national, mais pas international. Elle a été adoptée en Chine, où les monnaies électroniques mises en place par Alibaba et Tencent sont adossées à une plateforme unique contrôlée par la banque centrale. Ce système, qui se révèle plutôt efficace, à la particularité d’être cantonné à la Chine. Mais dans le cas de Facebook, il s’agit de créer une monnaie électronique universelle, alors qu’il n’y a pas de banque centrale universelle.

Le Fonds monétaire international pourrait-il tenir lieu de banque centrale universelle, garantissant une monnaie qui le serait aussi ?

Historiquement c’était l’ambition des droits de tirage spéciaux, les DTS, qui s’appuient sur un panier de devises. Cette solution multilatérale a vite trouvé ses limites dès lors qu’elle est inacceptable pour les Etats-Unis. Mais surtout il est hors de question qu’une organisation internationale officielle garantisse une entreprise privée !

Le dollar, justement, pourrait-il faire office de monnaie universelle ?

D’abord ce n’est pas du tout le projet de Facebook, qui parle d’un panier de devises. Ensuite, conséquence de la politique protectionniste et agressive de Washington, le dollar est précisément en train de reculer comme devise internationale. Les grandes puissances, telles que la Chine, qui ne sont pas dans l’orbite politique des Etats-Unis ont comme principale ambition de réduire leur dépendance au dollar.

Historiquement les banques centrales étaient privées, pourquoi existe-t-il aujourd’hui un monopole public ? 

La Banque d’Angleterre, la plus ancienne de toutes, a effectivement été créée par des entrepreneurs et des marchands en 1694, mais sous le contrôle du parlement et avec une charte. Les banques centrales sont devenues publiques lorsque l’usage de la monnaie bancaire s’est démocratisé avec le paiement des salaires sur comptes bancaires. Elles sont devenues des piliers de l’ordre démocratique. Envisager aujourd’hui une banque centrale privée est non seulement une aberration économique, mais une négation de cet ordre démocratique. Facebook avec un modèle reposant sur des rentes gigantesques, fondées sur l’exploitation de données personnelles est un modèle incompatible avec l’éthique de la démocratie. Les failles dans le contrôle de ses plateformes prouvent par ailleurs que c’est un opérateur qui ne peut engendrer de la confiance, ce qui est le fondement de tout système monétaire.

Mais le monde a tout de même longtemps vécu sans banquiers centraux…

Oui, au Moyen-Âge par exemple, la croissance économique s’est accélérée avec les lettres de changes des banquiers privés- italiens pour la plupart- qui permettaient d’éviter de transporter de la monnaie. Lors des foires, avec une unité de lieu et de temps, on s’échangeait ces lettres de changes en calculant le solde net qui pouvait être réglé dans une unité de compte fongible avec une garantie finale. Ce système de compensation privé -notamment entre les banques- existe toujours, il est un maillon essentiel de l’économie. En 2008, il a fini par se paralyser. Et c’est, je le répète, l’intervention des banquiers centraux qui a permis de le sauver et de le renforcer, via une meilleure surveillance et régulation. Le système monétaire peut bien être privé, il a besoin de la puissance publique.

Peut-on imaginer un système économique et financier se passant des banques ?

Il n’en existe aucun. Pour autant le modèle chinois a réduit l’importance des banques dans les paiements au détail avec des plateformes de paiement Internet dépendant directement de la banque centrale. Un autre modèle serait une monnaie digitale de banque centrale avec une institution publique distribuant directement de la monnaie aux particuliers, sans intermédiaires. Certains estiment que cela renforcerait l’efficacité du fameux quantitative easing, que pratique notamment depuis des années la Banque centrale européenne via le système bancaire.

 Dès lors quelle est l’utilité des banquiers ?

Le métier de base du banquier est d’évaluer les risques des acteurs économiques privés dans leurs investissements. Les banques centrales, Alibaba ou Facebook, même avec toutes les données du monde, auront du mal à le faire. Ce n’est par leur métier et c’est très bien ainsi.

En conclusion, quelles sont les chances de réussite de la monnaie universelle de Facebook ?

Le projet tel qu’il est présenté aujourd’hui est trop dangereux pour générer de la confiance. Il est donc voué à l’échec. Je crois cependant au développement du multilatéralisme et donc, pourquoi pas, à la création d’une monnaie universelle.  Mais il faudra une gouvernance établie sur la base d’un traité international entre les Etats-nations. On peut toujours rêver !

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