"Vous avez fait bonne route depuis Paris ?". Ce 20 février 2019, à l'occasion de l'une des rares visites du désormais célèbre laboratoire P4 de Wuhan, Yuan Zhiming est d'humeur badine et joyeuse. L'homme fort de l'Institut de virologie de Wuhan (IVW), qui gère le P4, nous fait visiter ce bâtiment aux faux airs de Fort Knox qui se dresse dans l’austère zone industrielle de Zhengdian, située à une trentaine de kilomètres au sud de Wuhan. Nous nous dirigeons vers un immeuble blanc. A l’intérieur, l’escalier que nous gravissons célèbre les vieux amis français de la Chine.
Les photos défilent: Jacques Chirac, l’industriel lyonnais Alain Mérieux, mais aussi les anciens ministres socialistes Jean-Marie Le Guen et Bernard Cazeneuve. "Nous y sommes", prévient, après avoir emprunté une passerelle, le maître des lieux. Nous sommes face à un bunker de plus de 3.000 mètres carrés répartis sur quatre niveaux. On y trouve plusieurs pièces de travail maintenues constamment en dépression. Les chercheurs doivent y travailler munis de scaphandres conçus sur mesure, dotés de filtres les plus étanches au monde et d’une communication radio permanente. "La Chine a maintenant un laboratoire de haut niveau qui permettra à l’Asie et au monde de mieux lutter contre les pandémies", se félicite Yuan Zhiming.
Lire aussiL'histoire secrète du laboratoire P4 de Wuhan vendu par la France à la Chine
"Impossible que ce virus soit sorti de chez nous"
Un peu plus d'un an plus tard, ce laboratoire Pathogènes de classe 4 (P4) qui peut héberger les virus les plus mortels de la planète tels Ebola et qui résulte d'une coopération chaotique avec la France, fera les gros titres des journaux de la planète entière. Une notoriété soudaine due aux attaques de Donald Trump contre le P4, selon lui à l'origine du Covid-19 - aucune preuve n'a toutefois été mise sur la table. Une charge qui avait poussé le patron de l'Institut de virologie de Wuhan a sortir du bois. "C'est impossible que ce virus soit sorti de chez nous. Nous avons un code de conduite précis pour la recherche. Nous sommes très confiants", avait alors déclaré en avril 2020 Yuan Zhiming.
Qualifiée à tort de "complotiste" au début de la pandémie, la théorie d'un accident de laboratoire, qui coexiste avec celle d'une zoonose naturelle (virus transmis par les animaux), a repris de l'épaisseur ces dernières semaines. Dans une lettre publiée le 13 mai dans la revue Science, une vingtaine de scientifiques de haut niveau ont appelé à examiner sérieusement cette possibilité. Fin mars, le directeur général de l’OMS avait aussi réclamé une enquête sur la fuite du virus d'un laboratoire. Commentant la publication d'un rapport lacunaire de l'OMS sur l'origine de la pandémie, Tedros Adhanom Ghebreyesus avait également critiqué les difficultés des experts internationaux "à accéder aux données brutes" durant leur séjour en Chine. Dans son viseur notamment : l'Institut de virologie de Wuhan de Yuan Zhiming soupçonné d'opacité et dont des travaux universitaires divulgués récemment sur Twitter ont pointé la gestion douteuse. Pire, selon le Wall street journal qui cite fin mai un rapport inédit des renseignements américains, dès novembre 2019, trois chercheurs de l'IVW ont sollicité des soins hospitaliers alors qu’ils présentaient des symptômes pouvant ressembler à ceux du Covid-19. "Complètement faux" a dans la foulée rétorqué le ministre des Affaires étrangères chinois, Zhao Lijian.
Alors que Joe Biden vient de donner 90 jours au renseignement américain pour lui remettre un rapport sur l'origine du virus, la pression s'accroit fortement sur l'IVW. Conscient des critiques qu'il suscite, l'Institut a d'ailleurs publié le 21 mai les séquences génétiques de huit nouveaux coronavirus, prélevés dans la mine désaffectée de Mojiang, dans la province du Yunnan, présentant de fortes similitudes avec le nouveau coronavirus à l'origine du Covid-19. "Les Chinois étaient obligés de lâcher du lest, observe un chercheur français qui a collaboré par le passé avec l'IVW. Les errements dans la gestion et les process de l'IVW ne sont pas nouveaux et là tout le monde s'en rend compte".
Homme à poigne
En première ligne, Yuan Zhiming est "l'homme qui fait la pluie et le beau temps" à l'IVW, selon Gabriel Gras, expert technique sur le P4 auprès de l’ambassade de France à Pékin de 2012 à 2017. "Il est certes secondé par Shi Zhengli (surnommée "Batwoman" pour ses travaux sur les chauves-souris, NDLR) qui est une chercheuse brillante mais le pouvoir est concentré entre les mains de Yuan Zhiming". Originaire du Hubei (la province où est implantée Wuhan), ce microbiologiste qui a notamment été formé au sein de l’Institut Pasteur et du Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), est le Secrétaire général du parti communiste au sein de la puissante Académie des sciences (CAS) de Wuhan. "Ce n'est pas un scientifique de grand niveau, il n'a pas beaucoup publié par exemple, mais il possède des réseaux qui le rendent indéboulonnable", abonde le chercheur français cité plus haut.
Yuan Zhiming doit notamment sa position au sein de la CAS, l'équivalent en Chine du CNRS, à Chen Zhu, ministre de la Santé de 2007 à 2013. Cet ancien vice-président de l’Académie des sciences est un vieil ami de la France où il a étudié l’hématologie et la biologie moléculaire à l’hôpital Saint-Louis auprès du Dr Laurent Degos. Ce dernier, cancérologue et généticien, est connu pour s’être occupé de la santé du général de Gaulle à la fin de sa vie et pour entretenir de bons rapports avec Jacques Chirac, qui l’a nommé en 2004 à la tête de la Haute Autorité de santé. "Grâce à Chen Zhu, mais aussi à ses réseaux politiques dans le Hubei, Yuan Zhiming a acquis une position prisée et a fait le vide autour de lui", appuie un familier des relations franco-chinoises. Un avis que partage Gabriel Gras. "Il a laissé partir la plupart des scientifiques les plus brillants de l’Institut de virologie de Wuhan, exceptée Shi Zhengli qui est motivée par la science et non par le pouvoir. Zhiming ne veut pas qu'on lui fasse de l'ombre".
Le rival écarté
Aujourd'hui patron de l'Institut Pasteur de Shanghai, Hong Tang en a fait l'amère expérience. Ce grand spécialiste des coronavirus, recruté par l'IVW comme directeur adjoint en 2012, a quitté le Hubei à peine trois ans plus tard à cause des rapports houleux qu'il entretenait avec son patron. "Avec Hong Tang et Shi Zhengli, l'IVW disposait de deux grandes pointures sur les coronavirus, indique le chercheur français déjà cité. Hong Tang voulait moderniser l'institut, il avait beaucoup d'ambition. Sauf que cela n'a pas été du goût Yuan Zhiming qui lui a mené la vie dure". Selon plusieurs sources, le ton est souvent monté entre les deux hommes au siège de l’Institut de virologie de Wuhan. Situé près du lac de l’Est, à Wuhan, ce dernier abrite notamment un laboratoire P3 dans lequel Shi Zhengli et ses équipes mènent la plupart de leurs recherches sur les coronavirus.
Devenu au milieu des années 2010, le patron de tous les instituts de la CAS de Wuhan, l'homme fort de l'IVW a aussi vu sa position confortée au sein du parti par la concrétisation du sulfureux projet de laboratoire P4. Implanté à une quarantaine de kilomètres du siège de l'IVW, dans le sud de Wuhan, le P4 fait la fierté de Yuan Zhiming. "Malgré les difficultés, les tensions diplomatiques qui ont émaillé sa réalisation, il s'agit d'une vraie réussite pour la Chine et la France", nous avait-il confié en février 2019. Côté français, ceux qui ont suivi le projet sont nettement plus nuancés. "Zhiming voulait aller vite et ne tenait pas forcément compte de toutes les règles de sécurité sanitaire", se souvient Gabriel Gras.
P4, P3, P2
En 2014, le chantier a par exemple été brutalement arrêté durant quatre mois alors que la partie chinoise avait opté pour un fournisseur qui déplaisait à la France. Paris obtiendra le départ de celui-ci et les travaux reprendront. Au printemps 2016, alors que le bâtiment est achevé depuis un an, l’utilisation d’eau de javel dans les douches de décontamination, par des personnels de l’Institut de virologie, obligera à réparer les matériaux en inox atteints par la corrosion. Ce manque de vigilance de l'IVW sur ces questions cruciales a notamment été mis en lumière au printemps 2020 par le Washington Post qui a révélé que l'ambassade des Etats-Unis à Pékin avait alerté le département d’État en 2018 sur les mesures de sécurité insuffisantes au sein du laboratoire.
Lire aussiDerrière le P4 de Wuhan, l'ombre des laboratoires secrets chinois
"Il y a effectivement eu des négligences dont Yuan Zhiming est en partie responsable, fait-on valoir au Quai d'Orsay. En revanche, cela ne signifie en rien que le P4 peut être lié à l'apparition du Covid-19". Selon nos informations, les vérifications menées sur place par le renseignement français ont en effet écarté une éventuelle fuite du virus du P4, laboratoire qui n'est pas accrédité pour travailler sur les coronavirus - il l'est concernant trois virus : Ebola, la fièvre hémorragique de Congo-Crimée et le Nipah. "Mais cela ne veut pas dire non plus que l'hypothèse d'un accident de laboratoire n'est pas à considérer, poursuit cette même source diplomatique. L'IVW contrôle par exemple plusieurs P3 et le Centre de prévention et de contrôle des maladies de Wuhan est doté de P3 et de P2, nettement moins sécurisés que le P4". Quoi qu'il en soit, Yuan Zhiming, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions, n'a probablement pas fini de faire face aux critiques sur l'opacité de l'IVW.
Voir toutes les réactions