ERIC PIERMONT / AFP JONAS ROOSENS / BELGA MAG PATRICK KOVARIK

Le deuxième épisode de notre enquête sur Engie.

ERIC PIERMONT / AFP JONAS ROOSENS / BELGA MAG PATRICK KOVARIK

Si vous n'avez pas lu l'épisode 1 de notre enquête inédite consacrée à Engie, retrouvez la ici.

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Chapitre 4. Une gouvernance de village gaulois, sans banquet de réconciliation à la fin

Braquage à la mexicaine, combat de chefs, village gaulois, Koh-Lanta... Chez les ex-Engie, on a développé avec le temps toute une galerie d'image et de références pour décrire l'ambiance qui a régné à la tour T1 entre 2010 et 2020. Un mot, tout de même, revient inlassablement dans la bouche des interlocuteurs : "violent". Et pourtant, les débuts étaient prometteurs : "Au début de GDF-Suez, Il y avait une immense fierté et à juste titre. On se développait partout dans le monde. On débarquait au Brésil et au Chili, on emmenait l'énergie au Pérou. Et puis la dynamique s'inverse peu à peu, vous perdez 10% de résultat opérationnel courant par an, sans rien vendre. Les gens ne comprennent pas", explique une ancienne dirigeante.

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Forcément, les tensions commencent à naître entre les gaziers, dont une partie des métiers est cédée par Mestrallet après la fusion, et les gens de l'ex-Suez. "Vous avez un siège social avec une tête de groupe immense, vorace, qui n'a de cesse de se déchirer dans des oppositions claniques", remarque un ancien du groupe. Celles-ci prendront un tour extrêmement violent lors de la succession de Gérard Mestrallet. Ce dernier, dont le mandat doit s'achever au printemps 2016, est censé céder le fauteuil à Jean-François Cirelli. Plus jeune, ce haut fonctionnaire est promis au poste en sa qualité d'ex-PDG de GDF. Il n'en sera rien. Après une bataille en interne rapide mais violente, Mestrallet évince son numéro deux. "Ils se sont serré la main lors de la fusion, mais Mestrallet et Cirelli n'ont jamais tiré dans la même direction. Dans le processus de succession, le second n'avait aucune chance", confie un observateur des affaires parisien. "Il s'est fait dézinguer, c'était violent", remarque une autre dirigeante.

Gérard Mestrallet choisit pour lui succéder la directrice financière du groupe, Isabelle Kocher. Espérant peser sur la stratégie de l'entreprise comme président du conseil d'administration. Il déchantera très rapidement. Dès son arrivée, la nouvelle directrice rompt avec la stratégie de son prédécesseur, place ses hommes et défait des baronnies. Plusieurs centaines de hauts managers font les frais de sa réorganisation. Elle coule également un projet de rapprochement avec l'allemand RWE-Innogy souhaité par Gérard Mestrallet qui aurait permis au groupe de faire un bond rapide dans les énergies renouvelables. "C'est clair, elle a voulu tuer le père", résume un proche de l'ancien président. Certains départs, comme celui de la directrice générale adjointe Sandra Lagumina, arrivée en 2005 chez GDF et en charge des infrastructures liées au gaz, marquent les esprits. "C'était dégueulasse. Elle n'a même pas eu un mot pour elle lors de l'événement où son départ a été annoncé", se souvient un cadre.

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A son tour, Kocher paiera ses inimitiés avec Mestrallet. En 2018, lorsque celui-ci quitte son poste de président, il réussit à empêcher qu'elle obtienne la réunification des postes de présidente et directrice générale. A la place, l'Etat actionnaire lui flanque un président très ambitieux, Jean-Pierre Clamadieu. Ancien de Solvay, cet animal à sang-froid ne compte pas siéger tranquillement à la table du conseil d'administration de la Tour T1. Très vite, il s'intéresse à tous les métiers, veut peser sur la feuille de route du groupe. La directrice générale ne digère pas d'être à nouveau mise sous tutelle. À nouveau, l'entreprise se déchire entre le président et sa directrice générale. "Isabelle Kocher ramène de la croissance, clarifie le virage vers les renouvelables et stoppe l'hémorragie en Bourse. On reçoit 750.000 CV par an, contre 80.000 auparavant. Les résultats sont probants", remarque un de ses soutiens. Las, la directrice générale est débarquée pour faute de résultats et paye la fronde d'une branche gazière qui ne se retrouve plus dans la stratégie du groupe. "Chez Engie, le poisson a définitivement pourri par la tête", conclut une ancienne dirigeante.

Chapitre 5. Un État myope et schizophrène

Certains administrateurs historiques ont dû se pincer pour y croire. Ce lundi soir 5 octobre 2020, au 35e étage de la Tour T1 à la Défense, l'État dit "non" à Engie. Non, à la cession à Veolia des parts qu'Engie détient dans Suez. Non à la brutalité du processus enclenché par le président du conseil d'administration d'Engie, Jean-Pierre Clamadieu qui a précipité sa filiale dans les griffes de son rival de toujours. Dans le Tout-Paris des affaires, la décision de Bercy et l'interventionnisme de Bruno Le Maire surprennent. Pourquoi ? Depuis 13 ans et la fusion GDF-Suez qu'elle a conduite, la puissance publique était restée bien en retrait de la stratégie de l'entreprise. "Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils nous ont foutu la paix sur toutes les décisions importantes", relève un administrateur de l'époque Mestrallet.

Les raisons sont nombreuses. La première d'entre elles concerne probablement la place du gaz dans un pays obnubilé par son tropisme nucléaire. "L'Etat c'est le ministère de l'électricité et d'EDF. Il se fout du gaz, ce n'est pas là que ça se passe", confie un ancien directeur général de l'Agence des participations de l'Etat. Et quand il s'y intéresse, ce dernier est souvent myope. Hauts fonctionnaires cumulards au sein des conseils des grands groupes du CAC40, n'ayant pour la plupart aucune connaissance du secteur privé ou d'expérience industrielle, les personnalités qui se sont succédé au conseil d'administration de l'entreprise n'avaient pas le bagage technique pour peser sur les arbitrages, confient plusieurs sources. Ils n'étaient pas capables d'anticiper non plus. "Je me souviens d'une opération en Amérique Latine, où nos représentants avaient été informés en début de conseil d'une fusion que Gérard Mestrallet soumettait aux voix le jour même", confie cette même source à l'APE.

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Parfois et c'est encore plus grave, l'Etat est schizophrène. "Il est arrivé, comme avec Sarkozy dans l'épisode Uramin avec Areva, que l'Agence des participations soit contre mais que l'Elysée vienne lui taper sur l'épaule en lui disant de se rasseoir", confie encore une source étatique. Un Etat aux deux visages, qui peine aussi à arbitrer entre ses rôles de régulateur et d'actionnaire. "En 2011, quand Fillon bloque les prix du gaz, le cours de GDF-Suez s'effondre. Dans les coulisses, il n'avait pourtant cessé de donner des signaux rassurants aux équipes de Mestrallet", se remémore un communicant du groupe de l'époque.

Pire, la présence de cet actionnaire encombrant qu'est la puissance publique a empêché le marché de jouer son rôle pour redresser le groupe, à tout le moins demander des comptes à ses dirigeants. En temps normal, un groupe comme Engie qui efface 60 milliards d'euros de capitalisation boursière en l'espace de 13 ans voit débarquer à son capital des activistes. "Avec l'Etat au capital, qui dispose en plus d'un droit de vote double depuis Florange, aucun fonds ne songerait à mettre un ongle dans un sac de noeuds pareil", confirme un banquier.

Les syndicats eux, ne sont pas plus satisfaits. "Il a voté toutes les décisions du conseil d'administration et les dizaines de milliards de dividendes. Avec la destruction de valeur qu'a connue le groupe, c'est quand même cocasse", observe Yohan Thiebaux, coordinateur CGT du groupe Engie. Le constat est clair : la puissance publique n'a pas joué le rôle qu'elle devait dans les années de déclin que vient de passer une de ses plus grosses entreprises. "Il est temps de tirer les conséquences. L'Etat doit se retirer d'Engie", confie un cadre actuel du groupe. Légalement, la loi Pacte votée en 2019 qui a ramené le seuil minimal de détention à une action du groupe, l'y autorise. Encore faut-il trouver un actionnaire privé et de long terme capable de reprendre cette participation estimée à 8 milliards d'euros. Un nouveau casse-tête à résoudre pour Jean-Pierre Clamadieu et la nouvelle directrice générale, Catherine MacGregor.

Chapitre 6. Pendant ce temps en Europe, Enel et Iberdrola montrent le chemin

En se rasant le matin, Francesco Starace doit souvent remercier son prédécesseur de lui avoir épargné cette galère. Le moins que l'on puisse dire, c'est que le géant de l'énergie italien Enel et son actuel président-directeur général ont bien digéré l'échec de leur tentative d'OPA sur Suez en 2006. Les chiffres sont éloquents. Avec une capitalisation de 70 milliards de dollars, l'entreprise italienne pèse 2,5 fois plus que son ancienne proie en Bourse. Elle dégage de plus gros revenus (65 milliards contre 55 milliards en 2020) mais aussi plus de bénéfices (2,6 milliards de bénéfices contre une perte de 1,5 milliard pour Engie l'an passé). Et ce, alors qu'après la fusion GDF-Suez, le groupe français était devenu deux fois plus gros que son homologue transalpin.

Comment expliquer cette inversion des dynamiques, pour les deux énergéticiens aux activités relativement similaires au début du siècle ? La réponse réside dans la précocité du virage italien vers les énergies renouvelables. Il n'y a pas de secret. En 2014, pendant que le groupe tricolore se déchire dans la succession de Gérard Mestrallet, Enel nomme à sa tête un ingénieur nucléaire de formation, qui vient de passer six années à la tête de la division renouvelable du groupe, Enel Green Power. Cotée en Bourse et donc responsable financièrement devant les investisseurs, EGP essuie les plâtres dans cette industrie naissante mais en devient un acteur respecté. Francesco Starace lui, assume des prises de position fortes. Il annonce dès 2014 la sortie de 23 centrales conventionnelles (charbon et gaz), déclare que le groupe n'ouvrira plus une centrale à charbon dès 2015. Greenpeace, qui l'a tant combattu dans les tribunaux italiens pour son charbon, dit d'Enel qu'il peut devenir "le premier véritable géant de l'énergie verte".

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De l'autre côté des Pyrénées, c'est un autre ingénieur qui secoue l'espagnol Iberdrola au début du siècle. Quand Ignacio Galan est nommé directeur général du groupe en 2001, l'entreprise végète autour de la 20e place des énergéticiens mondiaux et produit son électricité tout aussi bien à partir d'hydroélectricité, que de nucléaire, de charbon et même de pétrole. Il promet d'en faire un groupe mondial, leader dans les énergies renouvelables. "L'énergie éolienne n'en était qu'à ses balbutiements et l'énergie solaire coûtait extrêmement cher. Personne ne comprenait pourquoi je voulais cibler les énergies renouvelables. Les régulateurs étaient sceptiques. Certains cadres supérieurs ont pris leur retraite ou sont partis", expliquait récemment l'intéressé à la Harvard Business Review. Ce jésuite né à la campagne a du caractère et refuse de transiger. Contre l'avis de son conseil, il change le logo historique du groupe pour y mettre du vert, sort définitivement des centrales au fioul et au charbon en 2017, vend également tous les business du groupe non liés à l'énergie.

L'acquisition en 2007 de Scottish Power pour 11,6 milliards de livres, lui permet de changer d'échelle et s'installer sur le podium des énergéticiens européens. Les détracteurs notent à l'époque que ce groupe produit 90% de son électricité à partir de charbon et de gaz. Pas très écolo ! Mais Ignacio Galan voit ce que d'autres ont loupé. Le groupe a entamé un virage rapide vers l'éolien, et a déjà des positions très intéressantes aux Etats-Unis dans cette activité, à travers sa filiale PPM Energy. Pour la petite histoire, Scottish Power deviendra fin 2018 le premier producteur d'électricité outre-Manche avec une production 100% renouvelable.

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Bien sûr, les deux groupes n'ont pas été les seuls à prendre ce virage. Déjà en 2008 et a fortiori dans le sillage des accords de Paris en 2015, la plupart des énergéticiens se sont démenés sur le sujet. Engie également, notamment sous l'impulsion d'Isabelle Kocher, qui a multiplié les investissements dans les renouvelables. "Elle a engagé la sortie du charbon du groupe. Partout où nous étions implantés, si l'Etat nous l'autorisait, on fermait. Si ce n'était pas possible, on vendait. On a aussi réalisé une grosse accélération dans les ENR", défend l'un de ses soutiens.

Reste que face à ce déluge de promesses des énergéticiens mondiaux, les investisseurs et observateurs ont bien dû faire le tri. Et s'appuyer sur la froide réalité des chiffres. En mettant de côté une énergie hydroélectrique appelée à plafonner, Engie revendiquait 14,8 GW de capacité solaire et éolienne installées fin 2020, contre 22GW pour Iberdrola et Enel. "La force d'Enel et Iberdrola, c'est d'avoir anticipé ce qu'allait devenir l'énergie au XXIe siècle, bien avant nous, et de s'être accrochés à cette vision", conclut, dépité, un cadre de l'entreprise.

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Engie lui, a raté son démarrage vers les renouvelables. Les marchés ne lui ont pas pardonné. De l'autre côté des Alpes ou des Pyrénées, celui de l'italien Enel a explosé de 80 %, tandis que celui de l'espagnol Iberdrola - au chiffre d'affaires deux fois moindre - a grimpé de 50 %. Et l'entreprise tricolore rame depuis pour rattraper son retard.

Lire l'épisode 3 > "C'est le coup de la dernière chance": Engie, l'offensive ou la disparition

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