JACQUES DEMARTHON / AFP, JOEL SAGET / AFP

Le troisième épisode de notre enquête sur Engie

JACQUES DEMARTHON / AFP, JOEL SAGET / AFP

Si vous n'avez pas lu les épisodes 1 et 2 de notre enquête inédite consacrée à Engie, retrouvez la première ici et la seconde ici :

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Chapitre final. Cinq mariages et un enterrement ?

"Il y a toujours eu un groupe de l'énergie en trop dans ce pays." Étrangement, le même propos revient à la bouche de plusieurs syndicalistes de centrales différentes. Comme une prophétie. EDF et son nucléaire étant intouchable en France, tout comme l'indéboulonnable TotalEnergies, ce sont les jours d'Engie qui seraient comptés. Après les fusions de Suez avec la Société Générale de Belgique, Tractebel, Electrabel, GDF puis International Power, serait-ce la fin de l'entreprise tricolore ? Un enterrement de première classe après cinq mariages ? Qu'ils se rassurent, la faillite ne guette pas les employés d'un groupe à la dette maîtrisée. Mais depuis maintenant plusieurs semaines, les spéculations vont bon train sur son avenir.

Dans la jungle du CAC 40 où tous les coups sont désormais permis, Engie est un animal blessé depuis trop longtemps pour que l'odeur du sang ne soit pas remontée aux narines des prédateurs potentiels. "C'est un groupe opéable. Sans doute pas pour un rachat intégral, mais certaines des activités restantes peuvent intéresser de grands énergéticiens", confirme un consultant du monde de l'énergie. Et, puisqu'il faut bien le nommer, c'est vers TotalEnergies et son PDG que les regards sont désormais tournés. "Nous sommes plusieurs à dire à Patrick Pouyanné d'y aller", révèle un banquier influent de la place. Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d'administration depuis 2018, n'en démord pas : "Engie n'est pas à vendre."

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Devenu capitaine du vaisseau depuis le départ d'Isabelle Kocher en février 2020, Jean-Pierre Clamadieu a pris soin de redresser la barre. "Nous avions un portefeuille d'activités et une couverture territoriale très large, nous manquions de moyens pour être présents dans les métiers sur lesquels nous voulions être forts", analyse-t-il. Désormais, le groupe veut surtout s'appuyer sur les deux jambes du gaz naturel et des énergies renouvelables (EnR). Et cède presque tout ce qui est périphérique à ces métiers, à l'exception des services énergétiques (réseaux de chaleur et froid, efficacité énergétique). Au total, un peu plus de 10 milliards d'euros d'actifs seront vendus d'ici à 2023 en comptant notamment Equans et Endel (voir premier épisode), qui s'ajouteront aux 15 milliards de son prédécesseur. "25 milliards d'actifs cédés en moins de dix ans, c'est inédit dans l'histoire du capitalisme français", confie un bon connaisseur du CAC 40.

Débarrassé d'une directrice générale frondeuse dont il a lui-même désigné la remplaçante, Clamadieu, animal à sang froid, déroule son plan sans anicroche depuis deux ans. "La stratégie est cohérente", observe un analyste. L'Etat, actionnaire majoritaire, se dit quant à lui parfaitement aligné avec la feuille de route "visant à se concentrer sur les énergies renouvelables et les réseaux". Reste que cette dernière ne suscite pas l'adhésion pleine et entière du corps social et des observateurs externes. La CFDT, qui s'est laissé convaincre par l'intérêt du recentrage, reste lucide quant à la situation de la maison. "C'est le coup de la dernière chance. Après Equans, il faudra repartir à l'offensive", résume José Belo, délégué syndical CFDT. Un constat partagé par certains dans l'encadrement du groupe. "Le sentiment en interne est qu'il risque de ne pas rester grand-chose. Il est temps de donner un peu de visibilité sur les acquisitions possibles pour redonner un souffle", indique un dirigeant actuel, côté gaz.

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Des métiers bien identifiés, une simplification de l'organisation en quatre branches, une trésorerie assainie, un plan d'investissement de 16 milliards d'ici 2023... "Engie est à l'offensive !", se défend Jean-Pierre Clamadieu. Sans que cela suffise encore à réveiller le cours de l'action. Une ancienne dirigeante de l'époque GDF-Suez se montre sceptique : "Tout cela arrive bien tard. En réalité, le roi est nu." Comprenez fragile. Car sur les deux principaux terrains qu'il s'est choisis, le nouvel Engie est loin d'arriver en position de force. En se séparant des activités multitechniques, le groupe renforce sa dépendance à un secteur gazier bousculé par l'enjeu climatique. Empêtré dans ses querelles intestines, le chef de file du gaz en France n'a d'ailleurs pas été en mesure de peser dans les arbitrages du gouvernement, qui a fait le choix en début d'année de privilégier l'électricité dans le chauffage des logements neufs. Sur ce sujet comme pour l'inclusion du gaz dans la future liste des investissements labellisés verts au niveau européen (la fameuse "taxonomie"), Jean-Pierre Clamadieu lui-même admet du bout des lèvres que l'entreprise n'a probablement pas "investi suffisamment le débat".

Gare aux lendemains qui déchantent si les arbitrages européens tournent eux aussi en défaveur du gaz. La branche fourniture se bat pour des miettes dans le contexte concurrentiel favorisé par Bruxelles. L'objectif d'un gaz 100 % renouvelable d'ici à 2050 avec le développement de l'hydrogène et de la méthanisation pourrait-il remobiliser les troupes ? "Certains cadres des filiales gaz pensent que les infrastructures gazières n'ont plus d'avenir dans ce groupe", tranche un bon connaisseur de l'entreprise.

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Jean-Pierre Clamadieu et sa directrice générale, Catherine MacGregor, devront vite se porter au chevet de ces métiers. Engie ne peut se passer d'une jambe gazière performante, ni des revenus régulés qu'il tire du transport (via GRT Gaz) et de la distribution (via GRDF) pour faire la course aux EnR. D'autant que s'il y a eu impulsion indéniable sous le mandat d'Isabelle Kocher, le groupe accuse un retard sur ses principaux concurrents européens. Gestionnaires d'actifs et fonds d'infrastructures, pétroliers et énergéticiens, beaucoup d'acteurs se disputent le marché des renouvelables. Les prix des projets sont délirants. Une fois dépensée la cagnotte issue des cessions, avec quel argent Engie va-t-il jouer ?" remarque un bon connaisseur de la maison. "On a des ambitions très fortes sur les ENR. On était à 30 GW on veut aller à 50 GW en 2025, 80 GW en 2030. Nous remettrons Engie sur le podium", promet Catherine MacGregor.

L'état-major installé à la tour T1 va aussi devoir rebâtir la confiance rompue avec la base de l'entreprise. "Il y a une vraie lassitude", confie une source interne. Contre le défaitisme ambiant, Catherine MacGregor se démultiplie sur le terrain. "Je ne sens pas les équipes lassées. Les personnes qui voient les projets et l'investissement sont en plein épanouissement. Le retour à notre rôle d'industriel est un message qui leur plaît", explique la principale intéressée. "Elle est présente avec les équipes, et dans une relation plus directe qu'Isabelle Kocher, ça fait du bien", reconnaît José Belo, de la CFDT.

Omniprésent dans la fixation du cap stratégique de l'entreprise depuis deux ans et candidat à son renouvellement, Jean-Pierre Clamadieu saura-t-il partager le pouvoir et prendre du recul ? Selon la rumeur, il aurait pour projet de descendre son bureau à l'étage regroupant l'ensemble des directeurs généraux de l'entreprise à la tour T1. "La répartition des rôles est claire. Catherine MacGregor est une exécutante", soutient un administrateur. Une chose est sûre, le groupe tricolore ne peut plus se permettre une nouvelle guerre des chefs.

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