Oui, les patrons ont une âme. En tous cas, à voir la vidéo que Jacques Aschenbroich a envoyée aux salariés de Valeo à la veille de ce 26 janvier, date où il abandonne ses fonctions de patron opérationnel de l’équipementier, le PDG apparaît dans son bureau, la voix légèrement prise, ne cachant pas "ce sentiment un peu ambigu, de tristesse, de mélancolie et de fierté". De son côté, Stéphane Richard avait fendu l’armure le 18 janvier, pleurant en visionnant le montage que les salariés d’Orange avaient préparé pour son message d’adieu. "C’est difficile de partir tout court", a livré le patron de l’opérateur, dont le conseil du 28 janvier doit acter le retrait, même s’il jouera les prolongations jusqu’au 1er avril, le temps de lui trouver un successeur comme président.
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Le hasard fait que les deux dirigeants abandonnent leurs fonctions opérationnelles à quelques jours d’intervalle un peu plus de douze ans après leur arrivée. Certes, les conditions de leur départ, et leurs bilans, ne sont pas identiques. Stéphane Richard est contraint de quitter son poste par son actionnaire public après sa condamnation dans l’affaire Tapie quand Jacques Aschenbroich a tranquillement préparé sa succession avec son conseil, qui l’a nommé président ce 26 janvier. Et le cours de bourse d’Orange a été divisé par deux depuis 2009 quand celui de Valeo a été multiplié par quatre.
Des dirigeants mais aussi des citoyens
Il reste que l’un et l’autre ont transformé deux corps sociaux, en plein désarroi à leur nomination, et les laissent bien armés pour affronter les tempêtes à venir – concurrence des GAFA à tendance monopolistique dans la tech et électrification du secteur automobile. Chacun a connu aussi son lot de frustrations: Richard n’est pas parvenu par exemple à réaliser la grande consolidation du secteur à laquelle il aspirait ; et Aschenbroich n’a pu communiquer aux marchés financiers ses certitudes sur la capacité de Valeo à anticiper les révolutions de la mobilité.
Mais il est une particularité que tous deux partagent, et qu’il est bon de rappeler à l’heure où les patrons des grands groupes sont un peu trop souvent qualifiés de traîtres à la patrie, y compris par le ministre de l’Économie, lors de ses vœux: l’un et l’autre sont des dirigeants, mais aussi des citoyens. Stéphane Richard a été d’ailleurs un moment un élu de Cassis (Bouches-du-Rhône), et la direction d’Orange résonne encore des joutes sur les investissements à consentir dans la fibre – le PDG en faisant une cause nationale pour faire de la France le pays le plus "fibré" d’Europe contre l’avis de ses lieutenants soucieux de protéger leurs résultats. Jacques Aschenbroich n’a jamais participé à aucun scrutin, mais ses constants rappels à maintenir la compétitivité du site France – où Valeo a investi près de deux milliards d’euros cumulés et occupe sans discontinuer le podium des déposants de brevets - valent toutes les campagnes électorales. Et puis il y a cette envolée faite il y a cinq ans, à un Sommet de l’Economie de Challenges, réponse anticipée à Bruno Le Maire: "J’aime la France, car c’est le pays qui a accueilli mes ancêtres qui ont fui la Pologne et l’Allemagne. Non, je ne partirais pas." Puissent leurs successeurs – Christel Heydemann et Christophe Périllat – ne pas se départir de ce profond attachement.