Il existe trente entreprises de livraisons à domicile rien qu'en France.

Il existe trente entreprises de livraisons à domicile rien qu'en France.

L'Express

Sept milliards de dollars. C'est le montant investi en 2021 par les capitaux-risqueurs américains et européens, dans des start-up offrant des services de livraison rapide, type Deliveroo, Gorillas ou Gopuff. Cet automne en France, les campagnes d'affichage se multiplient pour attirer le client vers cette trentaine d'entreprises promettant de livrer une brosse à dents ou un repas en moins de quinze minutes. La lutte est âpre : une vaste consolidation est en cours, avec des acquisitions à coups de milliards de dollars ; la dernière en date est le rachat du finlandais Wolt par l'américain DoorDash pour 3,5 milliards de dollars.

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La livraison à domicile fait partie d'une galaxie plus large de services constituant une sorte de conciergerie digitale : restauration, courses, corvées de pressing ou de ménage... Un marché que les esprits taquins appellent une "économie de la flemme". On peut aussi y ajouter tout le secteur de la micromobilité proposant trottinettes et vélos en libre-service aux piétons et qui attire les capitaux en masse (une dizaine de milliards de dollars levés ces dernières années dans le monde). Toutes ces entreprises visent une clientèle jeune, urbaine, pressée, pour qui descendre au Franprix ou marcher un kilomètre et demi est impensable.

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Cette économie de services "gadgets" va cependant peut-être voir son âge d'or prendre fin. La prise de conscience du dumping social associé à ces services qui prospèrent sur des salariés faiblement rémunérés et les critiques sur leur bilan environnemental font émerger un débat : les promesses de la technologie ne se sont-elles pas diluées dans le futile ? La question se pose dans bien des domaines, le fameux métavers en est un parfait exemple.

Ce concept a été remis au goût du jour par Facebook, qui en a fait un virage stratégique historique pour faire oublier les polémiques autour du fonctionnement de ses réseaux sociaux (Facebook et Instagram). L'entreprise de Mark Zuckerberg a ainsi investi 10 milliards de dollars l'an dernier pour construire un univers virtuel dont personne ne saisit vraiment l'intérêt par rapport à la vie réelle. L'influence de Meta Platforms - le nouveau nom de Facebook - est telle que l'on s'attend à des investissements dix ou vingt fois supérieurs dans les années à venir par des entreprises et des investisseurs terrorisés par l'idée de "ne pas en être".

Cruelles comparaisons

Arrêtons-nous sur ces montants. Dix milliards de dollars, c'est à peu près le coût de production des 13 milliards de doses de vaccin anti-Covid qui ont été injectées dans le monde à ce jour. Vaccins qui ont été, pour partie, développés par des start-up remarquablement frugales au regard de la portée de leur trouvaille : l'allemand BioNTech a été financé à hauteur de 1,7 milliard d'euros par ses investisseurs - 11 fois moins que ce que Facebook a payé pour acheter WhatsApp en 2014 -, tandis que Moderna a nécessité 2,5 milliards de dollars de capitaux, soit 1 milliard de moins que l'acquisition finlandaise de DoorDash. Autre comparaison parlante : pour développer un réacteur nucléaire post-Fukushima, Bill Gates a dépensé 14 fois moins que Zuckerberg pour son métavers. Son traveling wave reactor fonctionne avec des déchets radioactifs que l'on remplace tous les dix ans.

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L'innovation, la vraie, celle dont la portée se mesure en décennies et en centaines de millions d'individus concernés, n'est donc pas si onéreuse. Mieux, son coût s'effondre de façon exponentielle grâce à une myriade d'outils qui n'existaient pas il y a trente ans. Aujourd'hui, il ne coûte presque rien de créer des outils de diagnostic médical à destination des pays en développement, de les mettre en réseau avec des ordinateurs de la taille d'un paquet de cigarettes coûtant moins de 30 dollars pièce. De même, il est possible d'aller chercher les compétences là où elles se trouvent à tous les prix.

Il n'y a donc aucune raison de ne pas se lancer dans l'innovation à fort impact. Et pourtant, aucune des promesses technologiques qui devaient bénéficier au plus grand nombre ne s'est matérialisée. Le smartphone, l'industrie de la donnée ou l'intelligence artificielle ont beau offrir des démonstrations époustouflantes, ils n'ont pas eu d'impact sur la pauvreté, la malnutrition, ou l'espérance de vie - laquelle est d'ailleurs en baisse aux Etats-Unis, le pays qui a inventé l'univers numérique. Et on ne parle même pas de l'inexistence des investissements issus de la tech liés à la crise climatique.

Impact faible de la tech sur le développement

En 2015, l'ONU avait annoncé pas moins de 17 objectifs précis destinés à "en finir avec la pauvreté, combattre les inégalités et mettre un terme au changement climatique d'ici à 2030". La semaine dernière, la Fondation Bill & Melinda Gates a recensé dans son rapport l'absence de progrès significatifs sur la plupart des métriques : pauvreté générale, malnutrition, accès à l'eau potable, mortalité infantile, les évolutions sont, au mieux, très faibles. "Il nous faut aller cinq fois plus vite pour atteindre ces objectifs, expliquait récemment Bill Gates dans une interview au New York Times, c'est même largement sous-estimé faute d'avoir pris en compte les effets de la pandémie, de la guerre en Ukraine ou de la crise alimentaire qui se développe en Afrique [...]. Le monde est bien plus mal en point que ce à quoi je m'attendais."

Pourquoi la technologie a-t-elle eu si peu d'effets sur ces grands problèmes ? Car les canons de l'investissement tech sont en complète contradiction avec les perspectives de rentabilité d'innovations à fort impact. Un entrepreneur français travaillant sur le traitement de la cataracte dans les pays en développement en faisait l'amer constat : les besoins sont au Sud, et les capitaux sont au Nord. Ses bailleurs potentiels lui suggèrent d'ailleurs de se concentrer sur les marchés solvables.

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Cette dérive s'explique par deux facteurs. Le premier est la construction essentiellement marketing des entreprises de tech ciblant la grande consommation occidentale. Le raisonnement des entrepreneurs et de leurs financiers se résume à ceci : Quelle est la taille du marché convoité ? Quelle part peut-on prendre ? Quels sont les moyens à déployer pour croître le plus vite possible et être en mesure de dicter les prix (en général après des années de pertes abyssales) ? Le second facteur est l'obligation de rentabilité faite aux capitaux-risqueurs qui sont sous la pression vigilante de ceux qui leur confient leurs fonds (compagnies d'assurances, caisses de retraite, fortunes privées). Le principe adopté par les capitaux-risqueurs est en général basé sur le flair plus que sur des analyses objectives. Le meilleur parallèle est peut-être la production cinématographique, où l'on parie sur une dizaine de projets en espérant un ou deux gros succès. A cela s'ajoute un instinct grégaire où personne ne prendra le risque d'avoir tort seul, alors que l'échec collectif est relativement acceptable. La nécessité de la "validation sociale" par la communauté décourage trop souvent la pensée disruptive.

Dans la technologie, ce système a remarquablement bien fonctionné. Entre 2006 et 2021, les investissements en capital-risque aux Etats-Unis sont passés de 30 milliards de dollars à 330 milliards par an. Cet argent a produit de réelles innovations, comme dans les biotechnologies, par exemple. Mais il a aussi créé des produits et services qui n'ont qu'une faible utilité pour l'humanité. Le marché des influenceurs, par exemple, pèse désormais 16,4 milliards de dollars, mais il n'y a guère de quoi s'extasier : il a surtout eu pour effet de déprimer des millions d'adolescents qui, à raison de neuf heures par semaine, se comparent et se désolent sur TikTok ou Instagram.

Nouvelles priorités

Ces derniers mois, les nuages se sont accumulés sur le secteur tech. Ils sont le fruit d'une conjonction de bouleversements actuels ou imminents : crises climatique, énergétique, alimentaire, géopolitique. Jamais le monde n'a donc eu autant besoin de politiques d'innovations orientées vers le long terme. L'électrification qui doit réduire les émissions ? Très bien. Mais, rien qu'aux Etats-Unis, cela signifie multiplier par 100 les capacités de stockage de l'électricité, ce qui ne se fera pas avec les technologies actuelles. Partout, en admettant même qu'on puisse produire assez, il faudra augmenter les capacités de distribution par un facteur de deux ou trois.

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Dans cette perspective, tout est à taille XXL. La liste des actions à mener ressemble à une gigantesque table de mixage dont il faudrait pousser tous les curseurs à la fois. Il faut accélérer fortement les programmes d'énergies renouvelables et développer de nouveaux types de réacteurs nucléaires, mais aussi travailler sur des moyens de réduire la demande en matières premières (terres rares, cobalt, lithium, dont la demande va exploser, avec tous les risques géopolitiques qui y sont associés). Il faudra également accélérer l'innovation dans la biologie synthétique, revoir les procédés de fabrication d'à peu près tout ce qui est produit sur la planète, inventer de nouveaux matériaux, réviser les grands principes de l'urbanisme et des transports, ou encore apprendre à recycler le plus possible.

Le coup de froid financier que connaît le secteur de la technologie depuis le début de l'année est réel. Il ne doit toutefois pas éclipser deux facteurs fondamentalement positifs. En premier lieu, les outils devant permettre une réorientation de l'effort technologique sont là. Bien employées, l'intelligence artificielle, la science de la donnée, les capacités de modélisation ou la robotique peuvent permettre d'attaquer bien des problèmes liés au climat ou au développement. D'autre part, les capitaux ne manquent pas, en réalité. Aux Etats-Unis comme en Europe, le secteur public joue les locomotives avec des enveloppes se comptant en milliards de dollars ou d'euros. Le capital-risque a aussi des excédents énormes : les seuls capitaux-risqueurs américains ont en réserve 151 milliards de dollars qui cherchent à s'investir.

Tardivement, mais sûrement, le secteur de l'investissement commence à comprendre et à flairer la truffe. Larry Fink, PDG de BlackRock, institution qui gère 8 500 milliards de dollars d'actifs, estime que la décarbonation de l'économie est "la plus grande opportunité d'investissement du moment", et que le prochain millier de licornes "sera constitué de start-up qui aideront à la décarbonation et à mettre la transition énergétique à la portée de tous". Chiche ?

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