Après des années de travail, l'Ethereum opère un changement radical de son mode de fonctionnement.

Après des années d'essais minutieux, l'Ethereum opère un changement radical de son mode de fonctionnement.

Jievani / Pexels

Les passionnés de cryptomonnaies retiennent leur souffle cette semaine. Dans les heures qui viennent, Ethereum, la deuxième plus grosse blockchain mondiale, va basculer vers un mode de fonctionnement radicalement différent. Une opération de haute voltige qui a nécessité des années de travail et de tests minutieux. Si cette bascule baptisée "The Merge" s'opère sans accroc, elle ouvrira à Ethereum de vastes perspectives et dopera, à coup sûr, l'ensemble de la sphère des cryptomonnaies, des NFT et de la finance décentralisée (DeFi). De la même manière, un échec aurait des répercussions bien au-delà du périmètre déjà vaste d'Ethereum. Décryptage des enjeux avec Alexandre Stachtchenko, directeur blockchain et crypto chez KPMG France.

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L'Express : Pourquoi "The Merge", ce changement de fonctionnement de la blockchain Ethereum est-il un événement si important dans la sphère crypto ?

Alexandre Stachtchenko : Plusieurs raisons à cela. D'abord, cela concerne la deuxième blockchain en termes de capitalisation de marché (près de 200 milliards de dollars). Un chiffre en trompe-l'oeil d'ailleurs, car il y a aussi toute une économie des NFT et de la finance décentralisée (DeFi) adossée à la blockchain Ethereum. Si on prend cela en compte, on atteint un peu plus de 400 milliards de dollars, et on dépasse l'écosystème Bitcoin à l'heure actuelle. Par ailleurs, "The Merge" n'est pas une simple mise à jour, c'est un changement de moteur donc une bascule majeure. Un vrai saut dans l'inconnu.

Cette bascule est censée réduire drastiquement la consommation d'énergie d'Ethereum. La baisse évoquée - de l'ordre de -99% - est-elle réalisable ?

Oui, le mode de fonctionnement actuel (la preuve de travail ou "proof of work") implique d'avoir une grande puissance de calcul et donc de nombreuses machines pour avoir des chances correctes d'être le premier à résoudre l'épreuve mathématique qui donne ensuite le droit de miner un "bloc" d'opérations et de gagner la récompense associée. Dans le système de preuve d'enjeu qu'adopte Ethereum, ce processus de minage n'est plus utilisé, et donc toute cette puissance de calcul, qui concentrait la quasi-totalité de la consommation d'énergie, ne sera plus mobilisée. On pourra théoriquement participer au Proof of Stake avec un simple Raspberry Pi (ndlr : un mini-ordinateur à prix réduit et de la taille d'une carte bleue). La consommation électrique est devenue un point bloquant pour certains acteurs, mais c'est un débat qui était mal posé selon moi. Il est le fruit d'une méconnaissance profonde du fonctionnement du secteur crypto. "The Merge" mettra fin à ces polémiques stériles, et offrira aux entreprises une blockchain sur laquelle travailler en préservant leur image. Cela ne remet pas en cause cependant la proposition de valeur de Bitcoin par exemple.

Quels autres facteurs faudrait-il alors prendre en compte, selon vous, pour analyser avec justesse l'impact écologique des blockchains ?

En 2017, une étude relayée par le Forum Economique Mondial, affirmait qu'en 2020, Bitcoin consommerait autant que le reste de toute la planète. On voit bien que ces projections étaient erronées ! Le problème est qu'au fond, il s'agit d'un débat d'utilité, or beaucoup de gens ne comprennent pas encore à quoi servent les cryptos. Dès lors, ils trouvent forcément que cela consomme trop. Mais on ne peut pas parler de l'impact écologique de Bitcoin, sans rappeler tout ce que l'instrument apporte en termes d'inclusion financière pour des gens qui vivent dans des pays peu bancarisés et sans comprendre qu'il dessine un réseau financier du futur.

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On s'offusque que Bitcoin consomme plus que certains pays comme le Danemark, mais cela ne choque personne qu'on utilise plus d'énergie pour sécher le linge dans le seul périmètre des Etats-Unis. D'un côté, on a des machines qui sèchent des vêtements un peu plus vite, et d'autre part, une nouvelle forme de réseau financier profondément utile à des personnes vivant dans des pays peu développés et peu bancarisés. Au jeu des comparaisons, il est par ailleurs important de rappeler que Bitcoin est un système complet. A l'inverse, les systèmes de paiement classique ne fonctionnent pas s'il n'y a pas de banques, d'euros, etc. Bitcoin lui se suffit à lui-même. Donc comparer sa consommation énergétique par transaction à celle d'un système de paiement classique n'a aucun sens.

Le secteur crypto met souvent en avant le fait que les blockchains pourraient aider les énergies renouvelables à se développer. De quelle manière ?

L'électricité est un des principaux postes de dépenses des mineurs, mais ils ont l'avantage rare, d'être géoindépendants, c'est-à-dire que leur viabilité ne dépend d'aucune contrainte géographique. A l'inverse, par exemple, on ne peut miner de l'or que là où il y a des filons, et on ne va pas implanter un centre commercial au milieu de la Sibérie, car il n'y a pas de clients. Les mineurs de crypto, eux, n'ont aucune contrainte de ce type : il leur suffit d'avoir une connexion satellite. Par ailleurs, les mineurs peuvent interrompre rapidement leur activité si nécessaire. Alors qu'on ne peut pas stopper une aciérie en un claquement de doigts, ni même un data center, qui doit être tout le temps disponible pour ses clients.

Tous ces facteurs font que les mineurs sont idéalement placés pour aller chercher l'énergie la moins chère, celle dont personne ne veut. Je pense bien sûr aux excédents de production des renouvelables, tels que l'éolien ou le solaire. Au Texas, qui a opéré une transition énergétique assez folle dans le renouvelable ces dernières années, l'infrastructure de transport d'électricité n'a pas suivi à la même vitesse que les capacités de production. Résultat, la production d'énergie surpasse les besoins fréquemment, et les prix de l'électricité sont même négatifs près de 20% du temps dans certaines régions du Texas. Les mineurs peuvent donc utiliser ces excédents, qui ne sont en aucun cas une charge supplémentaire sur le réseau, car l'énergie était produite de toute façon. On peut également imaginer des synergies pour exploiter les rejets de gaz inexploités au lieu de les brûler comme on le fait actuellement avec des torchères.

La bascule d'Ethereum vers un fonctionnement radicalement différent est-elle périlleuse sur le plan technique ?

La partie purement technique a été testée une quinzaine de fois sur des réseaux de test, donc le risque que "The Merge" soit un échec technique dans les jours qui viennent est relativement faible, même s'il existe. S'il y avait un problème, il serait théoriquement possible de revenir sur l'ancienne blockchain mais cela enverrait un très mauvais message au marché à propos d'Ethereum, et possiblement à propos de certains de ses concurrents. Le marché pourrait en effet déduire qu'un échec d'Ethereum libère une place à ses concurrents, ou à l'inverse, que s'il n'y parvient pas, les autres échoueront également.

"The Merge" pourrait-elle mettre en péril certains principes fondateurs du fonctionnement d'Ethereum ?

Certains dysfonctionnements pourraient demeurer invisibles ou du moins être longs à détecter. L'intérêt majeur des blockchains c'est ce qu'on appelle "l'incensurabilité". Les cryptomonnaies sont comme le cash, on peut en faire ce qu'on veut sans demander d'autorisation particulière. Dans le monde physique, vous n'avez pas besoin de l'autorisation de qui que ce soit pour payer une baguette à la boulangerie en liquide par exemple. Les cryptos permettent cela dans le monde numérique, un changement radical par rapport au système financier traditionnel, qui n'effectue aucune opération sans s'être assuré de l'identité des parties prenantes, ou récolter des informations sur la nature et les motifs de l'opération. Il n'y a pas d'acteur qui peut vous empêchez d'accéder à vos cryptos et de les utiliser de la manière dont vous le souhaitez.

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Le système de preuve de travail utilisé par Bitcoin et jusqu'à présent par Ethereum a montré qu'il était solide à ce niveau. Ce mode de fonctionnement fait que même les gros acteurs du minage auront du mal à tricher et prendraient des risques inconsidérés à le faire, car ils seraient très facilement détectables et n'auraient pas grand-chose à gagner à tricher. La grande question sera de voir si la preuve d'enjeu ("proof of stake") d'Ethereum fait ses preuves sur ce sujet. Si dans les années à venir, on s'aperçoit qu'une faille du système a permis à un acteur d'acquérir un certain contrôle sur la blockchain, ce serait évidemment un gros problème. Et le problème avec la censurabilité, c'est que l'on risque de s'apercevoir qu'il y a un problème lorsqu'une transaction aura été effectivement censurée, c'est-à-dire quand il sera trop tard.

Quelles nouvelles perspectives cette vaste bascule ouvre à Ethereum ?

Même si les débats sur la consommation énergétique des blockchains sont souvent mal posés, ils ont occupé le devant de la scène et ils freinent l'adoption des cryptomonnaies. Cette transition va régler le problème et faciliter l'adoption d'Ethereum par les institutionnels et le grand public. Cela va aussi ôter aux concurrents d'Ethereum, comme Avalanche ou Tezos un argument qui leur permettait de se distinguer. Beaucoup de concurrents mettaient en avant un fonctionnement moins énergivore qu'Ethereum. Ils ne pourront plus s'appuyer là-dessus. Ethereum qui avait vu ses parts de marché un peu grignotées par ces adversaires - bien que restant ultra-dominant - pourrait donc les regagner en partie à l'avenir, d'autant que la suite de la feuille de route d'Ethereum devrait permettre de traiter plus de transactions et de baisser leur coût.

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